Liberté et Perfection Tome I
Extrait

Chapitre I
Vlahi, le village natal de Yané Sandanski
 
 
Yané Sandanski était l’enfant de la montagne. Elle forge son caractère et fait de lui l’être humain qu’il devient. Il la considère comme sa mère spirituelle et, grâce à elle, il aura une force de caractère sans pareille. Yané aura une volonté bien plus forte de progresser en permanence, pendant toute sa vie, en visant toujours plus haut. Quelque chose qui, dans sa soif de liberté et de perfectionnisme, le poussera toujours vers l’avant jusqu’à son dernier souffle. L’humeur changeante de la montagne était, inévitablement, exprimée dans le regard pénétrant de son fils – ses yeux pourraient ressembler aussi bien à deux beaux rayons de soleil dans le ciel estival qu’à deux nuages bien froids aussi lourds et noirs que le plomb dans le ciel hivernal. Ses ennemis ne voyaient que les pics de sa colère et les tempêtes qui sévissaient autour d’eux. Les coupables savaient très bien qu’essayer de se venger serait comme demander pitié à une avalanche en chute libre. Parmi ses crevasses cachées par la neige et ses horribles rochers dénudés de verdure, la montagne donnait naissance à des pelouses en velours, couvertes de fleurs, très douces et magnifiques dans leur abondance comme celles, fleurissantes, dans les plaines situées plus au sud. C’était de même quant à cette ville et à ses montagnes. Elle fait incarner à son enfant non seulement l’inflexibilité de son caractère mais aussi certains traits de caractère plus humains et plus doux. Avant tout, la montagne Pirine transforme Yané en quelque chose qu’elle a toujours été elle-même – un protecteur et défenseur des personnes opprimées et exploitées.
 
 
Yané Sandanski
Le village dans lequel Yané Sandanski est né, Vlahi, fut fondé par une population qui cherchait dans la montagne Pirine la liberté et la sécurité qui avaient fini par disparaître des vallées fertiles à l’époque du joug ottoman. Les habitants de Vlahi étaient uniquement d’origine bulgare. La population turque, même si c’étaient les dirigeants à cette époque, n’apparaissait dans ce village que lors des jours de fête ou des jours de marché. En 1878, l’évêque grec de la ville de Mélnik essaye de convaincre la population de Vlahi de la nécessité d’avoir une école dans laquelle l’enseignement serait effectué en langue grecque. Il se heurte à un refus net et catégorique : selon les paysans dans le village il n’y a que des Bulgares et ils refusent que leurs enfants deviennent l’objet d’une propagande néo-hellénique. En 1880, les tentatives de l’Union grecque à Syar d’imposer deux professeurs d’origine grecque tombent rapidement à l’eau.
Le village de Vlahi est situé sur les flancs ouest de la montagne Pirine à une hauteur de 700-800 mètres au-dessus de la mer. Situé loin sous les monts, le voyageur qui doit monter cette petite distance, de moins d’un kilomètre, après avoir marché longtemps dans les vallées, a l’impression que cela se trouve au bout du monde. Un sentier part de la vallée de la rivière Strouma et mène à l’intérieur de la montagne Pirine tout en tournant et en serpentant de plus en plus haut. Il ressemble à un oiseau qui vole dans la même direction qu’un courant aérien montant, jusqu’à ce que finalement le voyageur, en jetant un regard derrière soi, voit la Macédoine de la même façon que l’on voit les aigles. Les grands peupliers sur les bords de la rivière Strouma et les arbres fruitiers de pêches de la ville de Pétritch ressemblent à des pousses d’herbe aux pieds de l’impressionnant panorama de la ville d’Ograjdéné, de celle de Béllassitza et de la montagne Maléshévska. Bientôt, le monde extérieur disparaît complètement du regard, alors que le sentier continue à serpenter de plus en plus dans le cœur de la montagne de Pirine et n’arrête pas de monter en passant par des défilés déserts et à côté des chutes d’eau et au-dessus de ruisseaux couverts d’écume. Le seul signe de vie pourrait être un troupeau de chèvres, que l’on croise par hasard, dont les jambes solides et les pas bien assurés les font passer par des endroits inaccessibles à l’être humain. Et voilà qu’au moment où le voyageur a l’impression d’avoir atteint le point le plus éloigné, apparaît tout à coup le village Vlahi, posé comme un oiseau sur une colline située sur deux flancs de la montagne, dont descendent, de façon vertigineuse, les neiges fondues d’Éltèpé et de ses frères de granit, afin de se jeter dans les eaux de la rivière Strouma pour les rejoindre.
À cet endroit, où deux ruisseaux ne deviennent qu’un, se situe le centre du village Vlahi que les habitants ont simplement nommé « Le Village ». Six allées en forme d’éventail partent du Village pour emmener le voyageur vers six quartiers bien éloignés dont chacun se situe à environ une heure de route du Village. L’une des allées a toujours gardé le nom d’origine bulgare du premier endroit peuplé bulgare – Drakolovo.
Le quartier qui se trouve le plus au Nord, parmi les six en question, s’appelle Shéméto. On ne peut pas le voir depuis Le Village, car il est caché dans les jupes de la montagne Pirine, tout en haut du défilé de Krésna. Là, la rivière Strouma se faufile comme un serpent brillant au soleil aux pieds de la montagne, mais malgré tout, loin du regard, protégée par ses épaules nues et sa tête couronnée par les nuages. À l’est de là, la montagne Maléshévska étale ses jupes. À l’est, comme un bataillon, se dresse la plus grande arête de la montagne Pirine, aussi impressionnante qu’une forteresse de Titane et protégeant et défendant, face à tous les ennemis, comme la poitrine d’une mère. Ici, au milieu de la neige blanche éternelle et la nudité estivale, se dresse le mont en marbre du nom d’Éltèpé. Son nom signifie le mont des tempêtes. Sa taille est d’environ trois kilomètres – jusqu’à dans le ciel. Et aussi « les yeux de Pirine » éternellement éveillés – petits, mais très profonds et les lagons en cristal – brillants dans leurs circuits en granit au milieu des monts de taille impressionnante.
Sur le fond d’un paysage aussi immense et aussi impressionnant, le quartier de Shéméto semble n’être qu’une poignée de flancs parsemés de chênaies qui descendent vers la petite vallée d’un lac aussi pur que le cristal. Voilà un endroit où les contrastes, bien forts, comme la beauté et la fermeté se sont donné rendez-vous pour devenir inséparables. Tout en haut dans le ciel, dans l’air pur, des aigles puissants ont pris possession de la voûte céleste, alors qu’au pied de la montagne des tortues lourdes trouvent à peine de quoi se nourrir pour survivre – tellement la terre est infertile. Elle est la sœur des rochers en granit. Le temps et les tempêtes l’ont longuement mâchée avant de la laisser s’installer à son endroit actuel. Lorsqu’arrive la fin de l’été, même les fleurs sont sèches à tel point qu’il est difficile d’en arracher le moindre brin.
 
Les habitants du quartier de Shéméto, pauvres et travailleurs, vivaient dans des maisons en pierres bien solides, éparpillées sur les flancs les plus ensoleillés. Au milieu de l’un de ces flancs montagneux se juchait la modeste demeure d’Ivan Sandanski, le père de Yané. Ivan Sandansk était garçon de ferme chez l’un des villageois les plus aisés. Le dix-huit mai 1872, sa femme met au monde un fils qu’ils prénommeront du diminutif d’Ivan – Yané. Le couple avait déjà deux enfants avant la naissance de Yané : une fille – Sofia, et un fils – Todor. Yané était leur troisième et dernier enfant.
On ne connaît pas grand-chose de l’enfance de Yané. Dès son apparition, il devient partie intégrante d’une communauté patriarcale qui tenait fortement aux traditions et dont le quotidien était illustré par la richesse d’anciens us et coutumes qui caractérisaient son combat de tous les jours pour gagner son pain, afin de survivre et de se nourrir dans un milieu social cruel. Il arrivait souvent que les femmes accouchent dans les champs, pendant qu’elles cultivaient la terre. Pendant toute la grossesse, la coutume les obligeait à regarder de jolies choses, des pommes rouges et le soleil, et de lire des livres, afin que leurs enfants à naître soient aussi beaux que les pommes et aussi sages et instruits que les livres qu’elles lisaient pendant les neuf mois de leur grossesse. On nouait le nombril du nouveau-né avec un fil rouge et on coupait le cordon ombilical à l’aide d’une faucille, pour que l’enfant soit intelligent et ait beaucoup de chance dans la vie.
Dans les villages montagneux comme Vlahi les soins médicaux étaient inconnus et les nouveau-nés étaient protégés contre les maladies et les catastrophes par de très nombreuses incantations et des cérémonies magiques dans lesquels on utilisait de l’eau, des braises, des fruits, de l’ail, des monnaies, du pain, du miel et des fleurs. Quand arrivait le moment pour l’enfant de marcher tout seul, on invitait les voisins à un cérémonial durant lequel différents objets (symboles de différents métiers) étaient posés sur du pain spécial fait maison. Selon l’objet que l’enfant prenait en premier, il allait exercer tel ou tel métier plus tard. Les habitants du village considéraient que si les parents n’organisaient pas ce cérémonial, l’enfant sera boiteux plus tard et qu’il aura des difficultés pendant toute sa vie. Quant à Yané, il n’y a pas de traces écrites pour que l’on puisse identifier avec certitude l’objet qu’il avait choisi lors de ce cérémonial. On ne sait même pas à quoi ressemblaient les objets qui se trouvaient sur le pain le jour où il était sujet à ce cérémonial. Une chose est sûre : si ce cérémonial désigne vraiment le métier futur, le petit Yané a certainement pris une arme ou un livre, car les livres ne l’ont jamais quitté durant toute sa vie.
Yané passe les cinq-six premières années de sa vie au milieu de la beauté sauvage de Shéméto. Peu à peu, l’horizon s’éclaircissait de l’autre côté du berceau – dans les chambres, et ensuite de l’autre côté de la maison – dans le jardin se situant de l’autre côté du muret qui était dressé devant la maison. Ensuite, dans le quartier et de plus en plus loin. Les maisons de Vlahi, dont les étages inférieurs sont en pierre à la différence des étages supérieurs, sont comme sorties directement des rochers. On a l’impression qu’elles font partie de la montagne. Aujourd’hui, il n’en reste pas beaucoup et celles qui sont restées sont en ruines, mais au XIXème siècle le village comptait plus de trois cents maisons. La moitié d’entre elles étaient concentrées dans Le Village. Les autres étaient éparpillées sur les six quartiers du village qui étaient un peu plus éloignés.
À cette époque, la ville de Mélnik était une ville bien peuplée et très jolie qui a fortement inspiré l’architecture des maisons de Vlahi. De nombreux commerçants, bien riches, venaient à Mélnik de très loin, de l’Europe de l’Ouest. Chaque maison était entourée par un grand mur, couvert de tuiles rouges et d’un portail lourd et bien large. Les maisons avaient beaucoup de fenêtres et des façades joliment décorées. L’étage supérieur, qui servait comme logement à la famille, disposait obligatoirement d’une terrasse ou d’un balcon. Le rez-de-chaussée était utilisé comme endroit de stockage. Un escalier en colimaçon reliait les deux étages. En général, l’étage du dessus se composait de trois ou quatre pièces dont la plus grande était utilisée comme séjour, dans lequel les membres de la famille prenaient les repas, discutaient et se reposaient. S’y trouvait aussi le feu sur lequel on cuisinait et autour duquel on réunissait les enfants lors des soirs froids hivernaux, afin de les réchauffer en leur racontant des contes. Au milieu du séjour, au-dessus du feu était suspendu, au bout d’une chaîne dont les maillons étaient bien épais, un petit chaudron en cuivre contenant la soupe. La cheminée était entourée par deux rayons d’étagères sur lesquelles se trouvait la vaisselle. En général, la vaisselle était en cuivre avec une couche d’étain. Au-dessous du plan de travail, il y avait des étagères encastrées sur lesquelles se trouvaient le pain et d’autres produits et condiments.
La moitié du séjour était occupée par un énorme sommier, sur lequel dormaient les membres de la famille en y mettant chacun son matelas. Si la famille était pauvre, les matelas étaient en foin, si, au contraire, les membres de la famille étaient aisés, ils s’achetaient de vrais matelas bien confortables et bien mous qu’ils achetaient à Mélnik ou à des marchés turcs. Ce grand lit, aussi impressionnant par sa taille, était couvert par une carpette rectangulaire aux différents motifs et couleurs et qui les jours de fête était changée contre une autre encore plus jolie et dont les couleurs étaient encore plus agréables et les figures encore plus sophistiquées. Les images représentées sur les carpettes étaient celles de différents fruits, fleurs et oiseaux. Parfois, les deux extrémités des carpettes étaient décorées par des franges. Sur les carpettes la décoration du lit se poursuivait avec des coussins tissés à la main.
C’est à peu près tout ce qui se trouvait dans le séjour. Aux heures des repas, la table était dressée sur une table basse et ronde que l’on débarrassait ensuite. En général, les adultes mangeaient dans la même assiette. Les enfants mangeaient à part.
Malgré cette apparence simple, pour ne pas dire primitive de leurs foyers, les habitants de Vlahi, comme tous les paysans d’origine bulgare, avaient un sens fortement développé pour l’esthétique. Dès qu’ils le pouvaient, ils faisaient absolument tout pour que l’intérieur de leur domicile soit aussi joli que conventionnel, en fonction de leurs moyens financiers. Les assiettes en cuivre étaient décorées par de jolis motifs, les plafonds des pièces et les portes des placards étaient en bois, ornés par des décorations sculptées. Les gens mettaient tout leur talent et toute leur imagination, aussi bien dans le travail que dans le tissage des carpettes ou celui des coussins, ou le filage et le coloriage de la laine qu’ils utilisaient pour la création de coussins, couvertures, tapis… Leurs vêtements, qu’ils utilisaient au quotidien – conçus entièrement à la main – étaient décorés par des motifs, dont la broderie leur prenait des heures entières, voire des mois.
L’économie de Vlahi avait un caractère fermé. Les habitants avaient quitté les vallées qui étaient contrôlées par les Turcs, pour habiter dans les forêts et à proximité des pâturages juchés sur les monts de la montagne Pirine. Leur gagne-pain n’était autre que l’élevage de brebis et de chèvres ou la production de bois de construction. Les métiers n’étaient quasiment pas développés, à moins que ce fût pour les besoins de la famille ou dans le meilleur des cas ceux dont la vie du quartier avait besoin. Malgré cette hauteur le climat était doux, car les monts imposants protégeaient le village du vent de l’est, alors que le vent du sud, en provenance de la mer d’Égée, entrait par la vallée de la rivière Strouma. En conséquence la première neige tombait rarement avant le mois de janvier et ne restait pas longtemps. La terre, autour du village, était facile à labourer et même si elle n’était pas très fertile, la plupart des cultures, y compris les vignes, poussaient bien et étaient très généreuses. Cela permettait aux habitants de disposer de suffisamment de céréales, de haricots, de légumes et d’autres cultures, afin de se nourrir à peu près correctement. À cette époque-là, les arbres fruitiers – les pommiers, les pruneaux, les poiriers et les noix de cerneaux se plaisaient bien sur ces terres et chacun en avait dans son jardin, même si la population ne les cultivait que dans le but de satisfaire ses propres besoins sans pour autant les utiliser dans un but commercial. Des petites boutiques d’épicerie approvisionnaient la population avec du sel, du sucre et autres qui devaient être importés. Les épiciers, eux, acceptaient souvent des œufs, de la laine, des animaux et autres à la place de l’argent. Ensuite, les commerçants se rendaient dans la ville de Mélnik et vendaient le surplus soit au marché, soit aux Turcs qui, à leur tour, se rendaient au marché du dimanche, afin d’y vendre du sucre candi, du poisson, des fruits secs, des melons, des pastèques aussi bien que d’acheter des béliers, du cuir de chèvre, du bétail, etc.
Malgré l’isolement géographique de Vlahi, ses habitants n’étaient retardés ni intellectuellement ni spirituellement par rapport au monde extérieur. Beaucoup d’hommes, habitants Vlahi, se rendaient souvent à Mélnik et même jusqu’au port international de Thessalonique. En 1844, après l’abolition des privations sévères qui avaient été imposées à la population bulgare par les Turcs, les habitants de Vlahi finirent par obtenir un firman pour la construction d’une très belle église qu’ils finirent par consacrer à Saint-Ilère. C’était un saint chrétien qui avait hérité du culte de la divinité slave antique Péroune et qui avait donné son nom à la montagne Pirine. À la même époque, ils ont construit une école dans le jardin de l’église, mais l’enseignement qu’elle dispensait s’est révélé rapidement insuffisant. En 1866, avec l’aide financière du Monastère de Rila[6], ils ont fini par avoir une école bien plus moderne. L’enseignement qu’elle dispensait était basé sur la méthode Bel-Lancastre et le programme prévoyait des matières du monde comme les mathématiques ou la géographie. En 1867 un groupe composé par les meilleurs écoliers avec l’assistance du curé paroissial et de Stoïko Harizanov (grand-père maternel de Yané Sandanski) adressent une lettre au Consul de Thessalonique rédigée en grec.
Ils demandaient des livres religieux, des vêtements ecclésiastiques de cérémonie, des accessoires pour le service religieux, aussi bien que des manuels, même en langue russe et plus particulièrement des globes et des cartes géographiques[7].
Un des plus cultivés parmi les habitants de Vlahi était le fils de Stoïko Harizanov qui s’appelait Spas, cousin de Yané. Spas Harizanov eut la chance de pouvoir faire des études en Russie grâce à l’aide financière d’un habitant de Vlahi qui a voulu l’aider. Après avoir terminé ses études supérieures, il devient enseignant à Krésna[8] – un village voisin.
Ceux qui n’avaient pas la chance de pouvoir partir faire des études à l’étranger restaient à Vlahi et gagnaient leur pain quotidien grâce à la terre « sauvage et infructueuse ». Ils travaillaient dur, mais n’oubliaient pas d’enrichir leur quotidien par différents rituels, cérémonies et fêtes. La plupart de ces moments étaient communs à tout le peuple bulgare et avaient leurs racines dans le passé antique païen. Beaucoup de coutumes concernaient non seulement les êtres humains, mais aussi la terre, les animaux et la récolte. Par exemple, la veille de Noël, les enfants faisaient le tour du village en chantant des chants de cérémonie pour cette époque, afin d’obtenir des bonbons, des noix de cerneaux, du maïs bouilli et des petits pains faits maison que l’on préparait spécialement à cette époque de l’année. Les enfants se rendaient même dans les étables, les chèvreries, les porcheries et autres en chantant : « Oup-oup-oup ! Que vos chèvres soient vivantes, les brebis, les bœufs ! » Tout comme pour les nouveau-nés parmi les êtres humains pour les nouveau-nés parmi les animaux aussi il y avait des petits pains spéciaux avec du miel dessus et décorés avec des fleurs. À l’automne, il y avait quelques jours pendant lesquels personne ne travaillait. Cela pour prévenir des désastres que les animaux pourraient provoquer. Par exemple, la fête des Michel était l’occasion de se prémunir contre les dégâts que pouvaient occasionner les souris (en bulgare, le mot souris est dérivé du prénom Michel et s’écrit MICHKA). Vers la fin du mois de novembre et début décembre, les gens célébraient les jours des loups tout comme la fête des Catherine – des jours contre les loups. Dans le village, ceux qui possédaient des chevaux étaient peu nombreux mais ceux qui en avaient célébraient la fête du Saint Spiridone comme une fête spéciale des chevaux. Ils donnaient à leurs voisins du pain fait maison, nappé de miel et le distribuaient pendant qu’il était encore chaud pour la santé du bétail. Selon la tradition lorsqu’un homme venait à décéder on tuait son cheval pour qu’il ne souffre pas, car on considérait que l’homme et le cheval ne faisaient qu’un.
Les habitants de Vlahi célébraient plus de quarante fêtes par an. Ce qui leur permettait de se reposer, d’aller à l’église, de se mettre sur leur trente-et-un, d’inviter des gens chez eux ou de se rendre là où on les invitait, de danser des danses traditionnelles et encore d’autres occupations agréables pour lesquelles ils n’avaient pas du temps pendant le reste de l’année.
La naissance d’un enfant n’était pas la seule occasion que la population considérait comme importante, bien au contraire. Tous les moments de la naissance jusqu’à la mort étaient marqués par des cérémonies que la coutume prévoyait et dont le but était de préserver contre le mal et d’assurer une bonne santé et beaucoup de bonheur. Les fiançailles, les mariages, les cérémonies religieuses à l’occasion d’un mariage étaient toujours l’occasion pour des rituels différents et complexes. Les mariages avaient lieu en général pendant l’automne ou l’hiver lorsque le labourage des champs n’occupait pas beaucoup de temps aux cultivateurs et en plus c’était l’époque à laquelle le vin était déjà prêt et il y en avait suffisamment pour un mariage. Les cérémonies commençaient le jeudi et continuaient jusque tard dans la nuit du lundi suivant lorsque – si la mariée était vierge et tout allait bien – la belle-mère faisait le tour du village et offrait à tout le monde de l’eau-de-vie au miel.
Lorsqu’on bâtissait une maison, les habitants respectaient d’autres coutumes qui étaient très anciennes, eux aussi. Le travail commençait toujours le lundi de la nouvelle lune, afin que la maison puisse être construite vite et qu’elle soit belle. La fin de la construction était suivie d’une cérémonie païenne : dans la cave on tuait un animal en respectant beaucoup de rituels. En général c’était un bélier qu’on avait lavé et dont on avait décoré la tête avec des fleurs. Ensuite, lorsque l’animal était mort on lui coupait la tête et on l’enterrait du côté est de la maison, afin d’assurer la solidité de la construction. Le soir, les invités arrivaient avec des cadeaux et exécutaient des danses traditionnelles en faisant trois fois le tour de la maison. Si l’on remarquait un serpent dans le jardin de la maison, on ne le tuait surtout pas, car il était considéré comme le maître de maison.
Pour les habitants de Vlahi la limite entre le naturel et le surnaturel, entre les mesures pratiques et la magie était quasiment inexistante. Ils croyaient aux rêves et aux présages, aux conjurations et aux talismans, à la force de la parole prononcée, en particulier lorsque c’était un serment. Ils avaient une imagination bien fertile et considéraient la Voie lactée comme étant la ceinture divine en matière d’émeraudes. Quant au ciel, ils le considéraient comme étant sa mante bleue. Ils considéraient que le Soleil et la Lune peuvent avoir des qualités humaines et s’imaginaient que les deux planètes peuvent pleurer ou éprouver de la joie. Lors des périodes sur terre pendant lesquelles il allait y avoir beaucoup de sang versé – comme il arrivait souvent à l’époque de l’Empire ottoman –, la Lune était entourée par un grand cercle rouge et le Soleil était en deuil. La population terrestre considérait que c’était par compassion envers elle.
Dans les chansons traditionnelles et dans les légendes, on racontait l’histoire non écrite des localités et des phénomènes naturels autour du village. Une légende racontait l’histoire d’un endroit tout en pierre que l’on avait nommé le Graouch Turc, autrement dit un tas de petites pierres au milieu desquelles étaient éparpillées beaucoup de braises. À cet endroit, beaucoup d’années en arrière, les Turcs avaient capturé un voïévode qui s’appelait Spas et sa troupe d’insurgés de Vlahi. Les Turcs ont torturé Spas à mort pour qu’il trahisse l’endroit où se cachait sa troupe. Ils avaient commencé par lui couper les oreilles, ensuite ils lui ont arraché les yeux. Enfin, comme il refusait toujours de trahir les autres, les Turcs ont fini par le mettre sur une broche et l’ont fait cuire vivant sur un feu. Ils n’ont obtenu aucune information. Une autre histoire, c’est celle du mont des Filles et elle n’est pas moins horrible. Ici, un turc débauché et sa bande du village voisin, Grantchar, obligèrent un groupe de filles originaires de Vlahi de leur faire une danse traditionnelle turque, après quoi ils les ont violées. Les filles étaient mortes de honte. Dans une autre version de la même histoire, on ne parle que d’une seule fille qui s’appelait Mara. Le chef l’avait violée, après quoi il l’avait « émiettée en morceaux ». Dès l’aube, dès que l’heure vient d’aller moissonner, que la fille à la quenouille d’or sort pour filer la laine, le ciel se couvre de Turcs et devient tout noir, et le soir il devient tout rouge – c’est le sang de la fille. [9]
Une autre chanson reflète la fierté locale en parlant d’un autre turc qui est présenté un peu mieux. Il s’appelait Suléïman. Sa mère voulait le marier à une fille turque originaire de la ville. Il refusa sous prétexte qu’en ville :
Les femmes font du canevas
Du canevas à l’ombre
Elles sentent la blancheur
La blancheur, la noirceur…
Quant à lui, il allait épouser une fille de Vlahi, car ces filles travaillaient toute la journée sur les champs et leurs visages étaient blancs, leurs joues rouges et elles sentaient « le basilic miniature et frais. »
Dans les chansons populaires trouvaient reflet tous les événements de la vie : le travail, les relations familiales, la routine des jours travaillés et des jours fériés, les joies et les peines, les problèmes et les rêves. Les gens chantaient au sujet des semailles et des moissons, des maladies et des souffrances, de l’amour fidèle et infidèle, pour les héros et les malfaiteurs, pour la cruauté de Satan et le dévouement hors pair.
Les habitants de Vlahi avaient un sentiment particulier vers le funeste : assis à l’abri autour du feu, à la lumière des braises et des sapins, avec les portes et les portails bien fermés, seuls avec leur famille ou avec des amis, les habitants de Vlahi écoutaient des légendes d’horreur et de vengeance sanguine, des histoires de vampires, de démons et de monstres. D’autres qui racontaient la vie de tous les jours et qui tout à coup se transformaient en contes surréalistes et glaçaient le sang. Ils chantaient « quelque chose de noir », énorme et maléfique qui apparut à une veillée et avala une future mariée et ses amies qui étaient venues l’aider à préparer différents cadeaux – chemises, chaussettes… qu’il fallait donner aux invités au mariage selon la tradition. Dans une autre chanson qui est encore plus émouvante, si on prend en considération les problèmes financiers du village, il est question de la construction de plusieurs églises et des horribles sacrifices qui ont été faits, afin qu’elles soient terminées. Pour bâtir ces églises, les habitants ont été obligés de donner aussi bien de l’or que de l’argent, des monnaies et des pierres précieuses. Pour que les églises soient terminées, il leur fallait encore cent mille monnaies d’argent de l’époque. Pendant que les villageois discutaient entre eux à savoir où trouver la somme nécessaire, une nymphe descendit du ciel et leur promit de leur trouver les cent mille monnaies d’argent, à condition que les villageois lui donnent cent bébés. Les villageois réunirent cent enfants, tout petits, et la nymphe leur dit :
« Soulève-les jusqu’aux nuages,
Et leurs yeux bois,
Et fais-en cent mille,
Cent mille pièces blanches,
Argent blanc, larmes noires,
Et jette-le aux villageois,
Qu’ils construisent de nouvelles églises »
« Lorsque Dieu écrivait la loi qui voulait que la belle-fille et la belle-mère s’entendent sa plume se cassa » – voilà ce que dit un dicton de Vlahi et très souvent les horreurs et les tragédies qu’on racontait autour du feu tenaient leurs origines non pas tellement dans le surnaturel que dans la famille patriarcale d’autrefois. Famille dans laquelle les femmes obéissaient inconditionnellement aux hommes et les belles-filles étaient laissées à la bonne volonté de leurs beaux-parents. Les légendes parlaient de jeunes hommes qui n’arrêtaient pas de tourmenter et même de tuer leurs innocentes épouses, car leurs mères les montaient leurs fils contre leurs épouses ; elles racontaient aussi les histoires de jeunes filles qu’on avait mariées contre leur volonté à un voïévode qui avait tué le beau-père de sa sœur, car celui-ci l’envoyait ramener de l’eau d’un très lointain ruisseau très tard le soir, après la nuit tombée quand il faisait noir, et qu’à ce moment-là dehors il n’y avait que des démons. L’homme avait l’obligation sacrée de défendre sa sœur. Dans une chanson traditionnelle, on apprend qu’un héros ferrait les pieds d’un maréchal-ferrant avec des sabots de cheval. Ensuite, il lui a arraché le cœur, car le maréchal-ferrant avait refusé de mettre des sabots à son cheval gratuitement, alors qu’il devait se battre contre un « Arabe noir » qui tentait de séduire sa sœur. Et si, dans les chansons traditionnelles on s’attendait à ce que le frère défende sa sœur même contre les beaux-parents, on attendait de la part des sœurs et des fiancées d’être plus que braves et de faire tout leur possible pour les hommes. S’il le faut marcher dans du sang jusqu’aux genoux et chercher parmi mille, deux mille voir trois mille têtes coupées celle du frère ou de l’amoureux, afin de l’enterrer comme il se devait.
Dans la plupart des chansons et des légendes, les méchants étaient bien sûr punis, car le sens de la justice était très développé chez les habitants de Vlahi. Même lorsque la punition était trop cruelle ou qu’elle ne correspondait pas du tout au crime commis, ils l’approuvaient la punition effectuée malgré tout. Ils n’avaient jamais pitié des méchants. Dans un pays comme l’Empire Ottoman dans lequel il régnait une telle injustice et qui était si mal gouverné que ne régnaient que le mal et la force, alors que les innocents souffraient sans espoir de vengeance, pour les gens ordinaires il était tout à fait normal de chercher consolation dans la fiction et de prendre leurs désirs pour de la réalité. Un exemple de cela est une chanson populaire dans laquelle une grenouille était partie faire la moisson avec des souris et non pas avec des bœufs et avec du foin à la place de l’aiguillon. Elle croise sur le chemin le hérisson qui renverse toutes ses semences, qui finit par casser son « aiguillon » et fait peur à ses « bœufs ». Alors la grenouille en colère s’est plainte à un cadi qui n’a fait que lui rire au nez. Alors, encore plus en colère la grenouille appliqua la loi, fit peindre le cadi, prit sa place et en trois jours fit peindre « trois cents » hérissons.
De toutes les chansons que l’on chantait à Vlahi, celle qui exprime le mieux l’humeur de la montagne ce celle qui raconte l’histoire d’un jeune héros qui s’appelait Yovan. Il a été capté par les Turcs après avoir résisté si fortement qu’il a fini par casser neuf chaînes, avant que les Turcs n’arrivent à le ligoter avec la dixième. Ses tortionnaires ont usé neuf couteaux avant de réussir à le tuer avec le dixième. Selon la coutume barbare des Turcs, ils ont pris sa tête et l’ont portée à travers tous les villages par lesquels ils passaient en espérant que quelqu’un la reconnaisse. Enfin, une femme âgée finit par reconnaître la tête de son fils. Dans toutes les régions en Bulgarie, on peut entendre des chansons à ce sujet. La majorité d’entre elles finissent en racontant comment les turcs, qui étaient admiratifs en tant que soldats, même devant un brave ennemi, ont fait des éloges à celle qui avait élevé un homme si brave que Yovan. Selon la version de la chanson qu’on connaît à Vlahi, la mère, à travers ses larmes, reprocha à son fils de ne pas avoir mérité son lait, car il a permis aux Turcs de le capturer et de lui couper la tête.
Il est vrai que c’est une condamnation bien cruelle qui, sans doute, n’a jamais été prononcée par une vraie mère, mais c’est la véritable condamnation de la montagne Pirine qui est impitoyable, montagne qui veut que ses fils soient de granit et de marbre au lieu d’être de chair et de sang. Personne ne peut répondre à ses exigences, car les êtres humains ne sont pas des êtres surhumains sortis des légendes et des contes, défendues par de la magie et rendues invincibles et qui utilisent une magie telle qu’elle est plus forte que leurs armes et leurs ennemis. L’être humain ne peut se battre que jusqu’à la limite de ses forces humaines, même lorsque c’est la limite de la neuvième chaîne et du neuvième couteau. Il lui est impossible de faire plus que cela. Mais n’oublions pas que la montagne Pirine reste aussi la mère de Spartacus et elle demande l’impossible. Elle demande la perfection. Elle méprise et renie ceux qui se rendent avant d’avoir été au bout de leurs forces, sans avoir voulu puisé jusqu’au dernier gramme de leur énergie ; elle considère comme ses fils uniquement ceux qui tiennent jusqu’au bout et exprime son amour particulier envers eux, uniquement à travers ses larmes par lesquels elle radoucit ses reproches.
De tous les fils de Pirine aucun n’a été aussi digne d’elle et de ses larmes que Yané Sandanski pour qui le peuple chante :
Qui pourrait moudre les rochers ?
Qui pourrait les aigles attacher ?
Qui pourrait les faucons attraper ?
Le faucon de Pirine – Yané ![10]
Voilà quelle était la gloire de Yané Sandanski – personnage principal du présent récit.
 
[1] La montagne de Pirine était considérée comme le royaume de Yané
[2] Toute la région est connue sous le nom Maléchévia
[3] Ivan Sandanski est né en 1831, Milka en 1836, leur fille Sofia en 1856, et leur fils Todor en 1864
[4] L’auteur remercie Lubomir Spirov Yordanov dont la thèse « Culture spirituelle et folklore du Village de Vlahi, région de Blagoévgrad », 1967, lui a servi comme source ethnographique (coutumes, chansons…) pour le présent chapitre.
[5] Dans le quartier du Shéméto il ne reste plus rien des maisons de l’époque, d’ailleurs de la maison d’Yané il ne reste rien, non plus sauf quelques pierres qui désignent l’endroit où se dressaient ses murs autrefois.
[6] Le Monastère de Rila a joué un rôle historique en Bulgarie. Aujourd’hui il est classé au patrimoine de l’UNESCO.
[7] Lettre datée du 10 juin 1867. Elle est conservée dans les archives de St Vérkovitch et publiée dans « Documents de la Renaissance Bulgare » des archives de Stéfan Vérkovitch, 1969, page 285.
[8] Aujourd’hui Krésna a pris le nom de Stara Krésna (la vieille Krésna), pour se différencier de la ville de Krésna (laquelle, autrefois, portait le nom de Gare de Pirine)
[9] Contée par Pétra Mladénova qui, à l’époque, était âgée de 78 ans et était illettrée
[10] Sur les pas de Yané – le faucon de Pirine – chanson populaire. 


 
 
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